18.
L’Hospitalité des elfes
Dès les premières lueurs de l’aube, les Chevaliers d’Émeraude se rassemblèrent dans la cour avec leurs apprentis afin de préparer leurs chevaux. Même si Santo et ses soldats demeuraient au château, ils voulaient tout de même encourager, ceux qui partaient. Wellan fit le tour des aînés pour vérifier qu’ils se rappelaient leur destination. Il s’écarta tandis qu’à tour de rôle ses lieutenants faisaient apparaître les vortex de lumière éclatante et y pénétraient à cheval. Le groupe de Chloé et de Dempsey mit le cap sur le Royaume des Fées, celui de Falcon sur le Royaume d’Argent, celui de Bergeau sur le Royaume de Cristal et celui de Jasson sur le Royaume de Zénor.
Wellan grimpa sur son cheval. Il s’assura que sa troupe était prête, puis croisa ses bracelets, matérialisant au milieu de la cour le tourbillon d’énergie qui les emporterait au Royaume des Elfes. Il y entra le premier, bientôt suivi de ses onze Chevaliers et dix Ecuyers.
Lorsqu’ils réapparurent sur la plage des Elfes, ils furent bien surpris d’apercevoir une grande hutte derrière les arbres, là où s’arrêtaient les galets. Une dizaine de jeunes Elfes, portant des arcs et des carquois sur le dos, vinrent à leur rencontre.
— Je suis Katas, annonça l’un d’eux.
— Oui, je te reconnais, affirma le grand Chevalier.
Cet Elfe avait cruellement souffert aux mains du sorcier Asbeth plusieurs années auparavant.
— Vous êtes en retard, nous étions inquiets.
Le magicien d’Emeraude est décédé lors de notre passage à Émeraude. Nous lui avons rendu les derniers hommages.
— Vous nous en voyez désolés. Nous le pleurons avec vous.
« Il est probablement sincère malgré son manque d’émotion apparente », pensa Wellan. Ce peuple ne ressemblait pas à celui des humains. Les livres d’histoire racontaient que ces créatures magiques provenaient d’une île enchantée au milieu de l’océan où rien n’avait jamais changé pendant des milliers d’années. Se rendant compte qu’il dévisageait ses hôtes, le grand Chevalier tourna plutôt la tête vers les nouvelles constructions.
— Je vois que vous n’avez pas perdu votre temps en nous attendant, approuva-t-il.
— Les derniers Chevaliers qui ont séjourné ici ont souvent eu à s’abriter des pluies soudaines et des vents violents de l’océan, alors nous avons bâti un abri plus convenable.
— Nous vous en remercions du fond du cœur et nous espérons que vous le partagerez avec nous lorsque cela sera possible.
Bridgess fut stupéfaite de la soudaine civilité de son époux envers le peuple des bois. Avait-il enfin admis que les Elfes n’auraient pu rien faire pour sauver Shola ?
Katas leur indiqua aussi un enclos derrière leurs quartiers où ils pouvaient laisser leurs chevaux en toute sécurité. Les Chevaliers y emmenèrent donc les animaux puis déposèrent leurs sacoches de cuir à l’intérieur de l’abri avant d’effectuer une première patrouille sur la plage.
La hutte en jonc offrait beaucoup de confort malgré son aspect primitif. Il y régnait également une agréable fraîcheur. Les rares ouvertures laissaient entrer le vent le plus doux. Aménagé au centre de la pièce, un cercle de pierres leur permettrait d’allumer du feu le soir. Wellan remarqua une pile de vieux livres dans un coin.
— Monseigneur Hamil a pensé qu’il vous plairait d’y jeter un coup d’œil dans vos temps libres, expliqua Katas respectueusement demeuré à l’entrée.
Curieux, le grand Chevalier s’accroupit près de ce trésor inespéré. Sans se rendre compte que tout le monde l’observait, il ouvrit les livres un à un. Il s’agissait de textes écrits par différents Chevaliers d’Émeraude cinq cents ans plus tôt. Jugeant inestimable la valeur de ce présent, Wellan se tourna vers le jeune Elfe.
— Le roi était certain qu’ils vous intéresseraient.
— Il commence à trop bien me connaître, s’inquiéta Wellan.
Un léger sourire flotta sur les lèvres de Katas. « On voit bien qu’il côtoie souvent les humains », se surprit à penser Wellan. Il apporta ses effets personnels près des livres, plutôt content de l’initiative de Hamil. Les patrouilles les occupaient mais, bien souvent, les Chevaliers se sentaient désœuvrés lorsqu’ils surveillaient la côte.
Pendant que les soldats et leurs apprentis choisissaient aussi un coin à eux dans la vaste hutte, Wellan sonda Katas : il n’était plus l’adolescent qu’il avait jadis connu, mais un homme sûr de lui. L’attaque d’Asbeth ne semblait pas avoir laissé de séquelles dans son âme.
— J’ai eu peur pendant très longtemps, admit l’Elfe en réponse à son examen magique. J’ai même fait ce que vous appelez des cauchemars.
— J’ignorais que votre peuple rêvait, s’étonna Wellan.
— Nos nuits ne sont pas habitées comme les vôtres. Nous profitons du repos du corps pour communiquer avec les autres mondes ou avec nos ancêtres restés sur Osantalt.
— Osantalt ? répéta le Chevalier en arquant les sourcils.
— L’île parfaite.
Aucun Elfe avant Katas n’avait accepté de lui en parler. Voyant que ses amis n’en finissaient plus de s’installer, Wellan convia le jeune seigneur de la forêt à l’accompagner dehors. La hutte se trouvait derrière une rangée de vieux arbres usés par les vents marins. Quant à l’enclos, il était protégé à l’ouest par la hutte et au nord par des rochers qui sortaient de terre, probablement à la suite d’éruptions volcaniques à une époque éloignée. Les deux hommes les contournèrent pour se rendre sur la plage.
Les compagnons de Katas leur emboîtèrent le pas. Ils étaient aussi silencieux que des prédateurs de Rubis, mais beaucoup plus alertes. « Ils ont continué de monter la garde en notre absence », comprit Wellan en s’arrêtant sur les galets. Il porta son regard au loin sans rien apercevoir, mais il savait bien que l’Empereur Noir possédait aussi des sorciers capables de circuler sous les flots.
— Osantalt n’est pas par là, rectifia Katas en faisant sourire sa bande d’archers.
— Alors où se situe-t-elle ?
— Dans les mers du sud où le soleil brille plus souvent qu’ailleurs et où poussent toutes les plantes qui existent. C’est un monde enchanté où chacun est utile. Personne n’y pleure jamais, mais personne n’y rit jamais non plus.
— Pourquoi vos ancêtres ont-ils quitté ce paradis ? s’enquit Wellan en s’asseyant sur une grosse roche plate.
— Certains d’entre eux ont suivi Danalieth.
Décidément, cet Immortel avait fait plus de remous qu’Abnar. Katas et ses amis prirent place autour du grand chef et lui racontèrent que Danalieth avait beaucoup aimé les Elfes, mais qu’il avait déploré la sécheresse de leur cœur. Il leur avait donc offert de les conduire dans un pays où leur ingéniosité serait mise à l’épreuve, où ils apprendraient à rire et à pleurer.
— Personne n’a tenté de retourner à Osantalt ? demanda le Chevalier tandis que ses compagnons les rejoignaient sur la plage.
— Nous ne savons plus très bien comment nous y rendre, avoua Katas.
— Bailey vint s’asseoir près de lui et examina son arc d’un œil connaisseur.
— Vous savez vous servir de ces armes, maintenant ? voulut savoir le Chevalier.
— Oui, et nous enseignons cet art à tous les jeunes Elfes qui désirent l’apprendre.
— Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes parmi vos archers ?
— Elles préfèrent s’occuper de tâches plus traditionnelles. Nos femmes ne sont pas aussi téméraires que les vôtres.
— Montrez-moi ce que vous savez faire.
Wellan laissa ses compagnons poser des cibles sur la plage et même se mesurer aux représentants du peuple de la forêt. Bridgess se joignit à son époux. Elle enroula son bras autour du sien et appuya sa joue contre son épaule musclée. Tous deux suivirent la compétition de tir avec intérêt.
Les Elfes leur firent volontiers une démonstration de leurs talents. Leur vision étant perçante, une fois la maîtrise de l’arc acquise, il ne leur avait pas été difficile d’apprendre à toucher même les cibles les plus petites. Ils battirent Bailey et Volpel à plate couture.
— Vous êtes très adroits, dites donc, commenta Zerrouk en examinant la dernière bûche que Katas avait percée en son centre.
— Puisque nous serons ici pendant tout un mois, nous pourrions apprendre à nous servir d’un arc nous aussi, suggéra Milos.
— Je ne m’y oppose pas, tant que vous ne relâchez pas votre surveillance, accepta Wellan.
— Divisons-nous en deux groupes, proposa Hettrick. Pendant que le premier s’entraînera avec les Elfes, l’autre effectuera la patrouille. De cette façon, il restera toujours quelqu’un près du campement.
— Cela me convient, affirma le grand chef.
Sa réponse étonna Bridgess, mais elle ne fit aucun commentaire devant ses compagnons d’armes. Les Chevaliers se séparèrent spontanément en deux bandes. Tandis que la première se dirigeait vers la plage, la deuxième accompagna les Elfes pour choisir les branches d’arbres qui serviraient à fabriquer des arcs. Même les Ecuyers participèrent à cette activité avec beaucoup de plaisir.
Wellan se leva et marcha sur les galets trempés. Toujours accrochée à lui, Bridgess le sonda en vitesse. Il semblait calme à l’extérieur, mais son esprit était déjà préoccupé par les complots qu’il redoutait dans les mondes invisibles. « Il est inquiet pour son fils de lumière », déduisit-elle, mais elle attendit que Hettrick, Curtis, Milos et Bailey se soient éloignés avec leurs Ecuyers pour lui en glisser un mot.
— Ce n’est pas ton style de laisser de jeunes Chevaliers prendre des décisions pour toi, commença-t-elle.
Wellan glissa un coup d’œil vers elle, un sourire amusé sur les lèvres. « Décidément, elle n’arrêtera jamais de me dire franchement ce qu’elle pense », apprécia-t-il.
— Etais-tu vraiment d’accord avec la suggestion d’Hettrick ?
— Nous serons ici très longtemps, Bridgess, alors il est important que leur moral soit bon. N’oublie pas que nous sommes tous des magiciens. N’importe lequel d’entre nous peut ressentir l’approche de l’ennemi. Nous n’avons pas besoin d’être douze en tout temps.
— Mais ton esprit à toi est ailleurs.
— Le tien aussi, puisque tu l’occupes à scruter le mien, se moqua-t-il.
— Tu t’inquiètes pour Dylan.
Le visage détendu du grand Chevalier devint sombre lorsqu’il se rappela les paroles inquiétantes d’Onyx et les observations du défunt magicien d’Émeraude.
— Je ne veux pas que les Immortels le mêlent à leurs complots. Je sais que son cœur est bon, Bridgess. J’ai peur qu’ils le corrompent. Mais je ne suis qu’un simple mortel. Je ne peux pas intervenir dans leur monde pour protéger mon fils.
— Mets-le en garde, au moins.
— Je l’ai fait plusieurs fois, mais il est si naïf.
— Comme tous les enfants. Nous pouvons leur donner des conseils, Wellan, mais nous ne pouvons pas leur éviter toutes les leçons de la vie. Ce sera la même chose avec Jenifael. Elle commettra des erreurs et, si nous voulons l’élever convenablement, nous devrons la laisser trébucher de temps en temps.
— Il m’est bien difficile d’accepter cette impuissance.
— Je sais.,.
Elle alla chercher un doux baiser sur ses lèvres.
— Tu as de bons enfants, mon chéri. Ils ne se laisseront pas facilement pervertir. Fais-leur confiance.
Il fit glisser sa main dans la sienne avec reconnaissance. Ils patrouillèrent la côte à pied en étendant leurs sens invisibles le plus loin possible. Au coucher du soleil, ils retournèrent à la hutte où quelques arcs étaient déjà prêts. Les Elfes leur offrirent une grande variété de fruits et de légumes sauvages pour le repas du soir, mais dès que la brunante descendit, ils disparurent dans la forêt.
— Quel peuple fascinant, nota Wellan, surtout pour lui-même.
Volpel, qui se désaltérait, faillit s’étouffer. Pendant tout son apprentissage, il avait entendu son grand chef dire le contraire. Bailey lui tapota aussitôt le dos et adressa un coup d’œil taquin à leur ancien maître.
— Tu veux le faire mourir ? Plaisanta-t-il.
Les Chevaliers éclatèrent de rire. Wellan s’aperçut de ce qu’il venait de dire. Il n’ajouta rien et s’appliqua plutôt à allumer un feu magique au centre de la hutte. Il instaura des tours de garde, qui seraient en vigueur tant qu’ils seraient chez les Elfes, puis il communiqua avec sa fille. Tout va très bien à Emeraude, assura l’enfant. Lassa assiste souvent Farrell durant les cours et je crois qu’il aime toute cette attention. Elle lui raconta les espiègleries du petit Nemeroff qui dérangeait souvent la classe, puis lui parla des formes de plus en plus complexes qu’elle arrivait à former dans le sable. Mais Farrell ne limitait pas ses leçons aux vieux trucs de l’ancien magicien. Il nous enseigne des choses vraiment utiles, affirma Jenifael, sans vraiment en préciser la nature.
Avant que Wellan puisse la questionner, Bridgess se mêla à leur conversation, voulant surtout vérifier que leur fille mangeait bien en leur absence. Comprenant qu’il ne pourrait plus placer un mot, Wellan s’empara d’un des livres que le Roi Hamil lui avait offerts.